Ror Studies Series | Krisis e cambiamento in età tardoantica
Aux origines de la crise. Parménide d’Elée et Paul de Tarse
Michel Fattal
Université de Grenoble Alpes, France
C’est à partir de la « raison critique » telle qu’elle a été élaborée pour la première fois dans l’Antiquité philosophique par Parménide d’Elée, et c’est à partir de ce qu’on pourrait appeler le « logos pneumatique et apostolique » (tout aussi critique) tel qu’il a été mis en place par l’apôtre Paul de Tarse qu’il s’agira, en un premier temps, de montrer comment chacun de ces deux types de logos critique, qu’il soit païen ou chrétien, philosophique ou religieux, est en mesure de provoquer à sa manière une crise susceptible de déstabiliser les valeurs et l’ordre mondain de leurs époques et de leurs traditions respectives.
En un deuxième temps, il s’agira de voir en quoi et comment le logos critique du philosophe, Parménide d’Elée, et de l’apôtre, Paul de Tarse, peut nous aider à comprendre la crise au sens contemporain du terme, et à envisager à cette occasion une critique possible de la crise. Cette mise en perspective de la crise contemporaine à partir de l’Antiquité païenne et chrétienne devrait nous permettre d’apporter un éclairage sur l’homme d’aujourd’hui en vue de l’aider à surmonter la crise intérieure et extérieure qu’il peut vivre et qui ne cesse de le déstabiliser.1 Commençons par Parménide d’Elée.
1 Parménide d’Elée et son Poème
C’est dans son Poème où il raconte, d’une manière allégorique et poétique propre à l’époque archaïque, la rencontre d’une déesse et de son disciple que Parménide est censé indiquer le chemin que tout philosophe doit emprunter. Parménide se servirait donc du langage traditionnel qu’il a à sa disposition pour faire passer des idées nouvelles, celle de l’être et de la vérité, celle de l’identité de l’être à la vérité. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire de la pensée occidentale, Parménide, père de la philosophie selon Platon, décide de spécialiser le logos dans le sens d’un discours véridique et véritatif exprimant “l’être” opposé au discours trompeur du “non-être”.2
En effet, la déesse du Poème de Parménide reçoit son disciple pour lui enseigner la vérité. Dans de telles conditions, on peut déjà dire que thea est alêtheia, la déesse est vérité.3 Elle représente l’autorité suprême ou une maîtresse de vérité4 indiquant la voie que le disciple devra suivre et qui est celle de tout philosophe. Le discours de celle-ci « est digne de foi » (piston logon) et sa « pensée cerne la vérité » (noêma amphis alêtheiês) (Fr 8, 50-51).5 Ce discours de vérité, qui constitue la première partie du Poème, est un discours sur l’être. En d’autres termes, la seule voie que le disciple devra suivre est la « voie de la vérité » opposée à la « voie de l’opinion », et cette « voie de la vérité » n’est rien d’autre que celle qui affirme que l’être est et que le non-être n’est pas. L’être est et ne peut pas ne pas être, et le non-être n’est pas et ne peut pas être. On voit ici Parménide mettre en œuvre le principe logique de l’identité ou de la non-contradiction en appui à son affirmation ontologique. Bien avant Aristote, Parménide d’Elée fonderait ainsi une ontologie que le Stagirite ne manquera pas de développer à sa manière, et énoncerait en même temps le principe logique de la non-contradiction indispensable à tout discours philosophique cohérent.
Face à ce logos ontologique et logique qui est valorisé et qui est le sien, la déesse usera d’un discours péjoratif et négatif représenté par le terme epos pour traduire la pensée des mortels : « apprends donc, dit-elle, à partir d’ici, ce qu’ont en vue les mortels, en écoutant l’ordre trompeur de mes dires » (kosmon emôn epeôn apatêlon akouôn, Fr 8, 52). Si, à la différence du philosophe, les mortels vivent dans l’erreur, c’est parce qu’ils « ne savent rien », ont l’« esprit errant », « sourds et aveugles », « foules indécises » (akrita phula) (Fr 6, 7), ils confondent l’être et le non-être, le même et le non-même. Ils ne savent pas que la seule voie à suivre est celle de l’être excluant toute forme de non-être. Ils ne peuvent donc emprunter la voie de la vérité, mais cheminent plutôt sur la voie de l’opinion qui est erronée. Ces foules sont dites akrita, indécises, puisqu’elles sont incapables de « discerner » l’être du non-être, d’user de leur « raison » en vue de « séparer » logiquement, à partir de principe de la non-contradiction, l’être du non-être. Notons au passage que la notion krisis dont les mortels sont privés, avant de désigner le « jugement » signifie originellement la « séparation ». Si la foule est indécise, si elle est incapable de « juger » par sa raison, c’est parce qu’elle est inapte à « séparer » l’être du non-être, le vrai du faux.6 Cette absence de jugement chez les mortels est solidaire d’une absence de raison, car c’est la « raison discriminante », celle dont le philosophe est doué, qui est en mesure de « séparer » le vrai du faux, en vue d’opter rationnellement pour le vrai contre le faux. Le jugement discriminant du philosophe, usant correctement du principe logique de l’identité, conduit à une « décision » (krisis), à un choix unique qui est celui de l’être ; ce que la foule indécise est incapable de mettre en œuvre puisqu’elle est sourde, aveugle, errante. La seule et unique occurrence du substantif krisis qu’on rencontre au fragment 8, 15 désignera en effet la « décision » qui est prise face à une alternative, c’est-à-dire qu’il signifie le « choix » qui doit être fait entre deux voies opposées, la voie de l’être et la voie du non-être. Voilà ce que dit exactement le fragment 8, 15-18 à ce sujet : « La décision (krisis) à l’égard de tout cela, porte sur ‘est’ ou ‘n’est pas’ (estin ê ouk estin). Or déjà a été décidé (kekritai), comme c’est nécessaire, de laisser de côté l’une des voies, impensable (anoêton), innommable (anônumon) car ce n’est pas une vraie voie ». La voie du « n’est pas » est impensable et innommable, car on ne peut se référer par la pensée et par le discours au non-être absolu, au rien, au néant. La pensée et le discours portent nécessairement sur un objet qui est l’être. La seule voie possible est celle du « est », celle qui nécessite le discours et la pensée. Parménide dira en effet au fragment 6, 1 qu’il est « nécessaire de dire (legein) et de penser (noein) que l’être est ».
Contrairement à ces mortels qui suivent un sentier qui est labyrinthe, la déesse affirme au fragment suivant qu’on « ne contraindra jamais le non-être à être » (Fr 7, 1-2)7. S’adressant au disciple, elle lui propose d’écarter sa pensée de cette voie de recherche que la foule a le tort d’emprunter : « que l’habitude à la riche expérience, dit-elle, ne t’amène à mettre en œuvre seulement un œil qui n’a pas d’objet et une oreille pleine de bruit et une langue (glôssa), mais par le logos décide/juge (krinai logô) de la réfutation polémique que j’ai énoncée » (Fr 7, 3-6).
Si la foule ou les mortels sont dans la confusion et l’erreur, c’est parce qu’ils font un mauvais usage de leurs facultés sensibles et intellectuelles. Il est en d’autres termes vivement déconseillé de faire un mauvais usage des organes corporels et d’user d’une langue (glôssa) bavarde qui est sans contenu et sans signification. La langue bavarde des mortels est vide, creuse et sans contenu, car, sous la contrainte de l’habitude et de la coutume, elle est incapable de dire l’être ou de dire quelque chose de sensé. Elle parle pour ne rien dire. Le logos, quant à lui, est plein de sens, il a pour objet l’être. Il n’est en aucune manière soumis à la contrainte des habitudes, des coutumes, c’est-à-dire qu’il n’est en aucune manière dépendant des préjugés individuels et collectifs d’une société. La raison du philosophe est « critique » par rapport à toute forme d’opinion. Face à la force de l’habitude et des préjugés qui commande la langue (glôssa) vide et crise de mortels et de la foule, la déesse oppose dans ce fragment 7 qui est décisif, la force du logos, la force de la raison autonome du philosophe qui est en mesure de « juger » adéquatement, c’est-à-dire de « séparer » logiquement l’être du non-être, le vrai du faux. L’utilisation d’un tel logos critique prend la forme d’un impératif et d’une injonction : « décide ou juge par la raison » (krinai logô), recommande-t-elle avec fermeté et insistance. Dans de telles conditions, on peut dire que l’opposition entre le logos et la glôssa, qui reproduit l’opposition du logos et de l’epos signalée plus haut, s’accompagne manifestement d’une confrontation entre deux figures, celle des foules (le commun des mortels) dites « indécises », dénuées de jugement (akrita), et celle du disciple (du philosophe) qui « décide » et « juge » (krinei) par et grâce à la « raison » (logos).
Si Parménide est le premier qui décide de valoriser le logos en tant que discours de vérité par opposition au discours faux et trompeur de l’epos, vide et creux de la glôssa ; il est également le premier à attribuer au logos la faculté de « séparer », de « juger » et de « décider », c’est-à-dire de « choisir ». Cette « raison » capable de « discriminer » et de « décider » est du coup une « raison critique » qui est en mesure de prendre ses distances par rapport aux opinions ou aux préjugés individuels et collectifs, d’instaurer ainsi une crise aux sein des valeurs conventionnelles du commun des mortels en vue d’affirmer la seule et unique vérité qui vaut la peine d’être affirmée et qui est celle de l’être. C’est en cela, je pense, que Parménide a déterminé le destin de l’Occident. C’est non seulement dans le fait d’attribuer au logos le pouvoir de dire la vérité ; mais également dans le fait de lui conférer le pouvoir rationnel de séparer l’être du non-être, d’opérer un « jugement critique » lui permettant ainsi d’accéder à la vérité. Le logos critique du philosophe – qui déstabilise la vision traditionnelle du commun des mortels, et remet en cause les opinions de la foule à la parole trompeuse et erronée, et à la langue creuse et vide de ceux qui sont installés dans leurs mauvaises habitudes et leurs préjugés – symbolise l’instrument par excellence du penseur qui n’hésite par à « rompre l’équilibre mondain » des hommes en vue de provoquer une « crise salutaire » permettant d’entraîner un changement radical de vision et de vie. L’injonction de la déesse, krinai logô, « décide » ou « juge par la raison » (Fr 7,5) est donc une invitation à la conversion philosophique, c’est-à-dire qu’elle invite les hommes à user de ce qui les définit en propre, à savoir la raison, une raison qui se doit d’être « critique ». Cette raison dite « critique » est « décisive » puisqu’elle est en mesure de transformer radicalement, à la suite de la « crise salutaire » qu’elle est censée engendrer, la vision étriquée et limitée que les hommes avaient l’habitude de mettre en oeuvre jusqu’à présent.
La « crise positive », ainsi provoquée par le krinai logô du fragment 7,5, s’appuie donc sur une série de « séparations » et d’« oppositions » résultant d’une décision et d’un choix rationnel. Il s’agira désormais de « décider » en faveur de l’être contre le non-être, du vrai contre le faux, de la première partie du Poème consacrée à « la voie de la vérité (alêtheia) » contre la deuxième partie dédiée à « la voie de l’opinion (doxa) », de la réalité contre l’apparence, de l’un contre le multiple, de l’être contre le devenir, du stable contre l’instable, de la parole signifiante et ontologique contre le bavardage creux, vide, et mouvant. Ces catégories ou ces oppositions dans lesquelles le « logos critique » de Parménide nous installe sont d’autant plus décisives qu’elles seront celles qu’empruntera la métaphysique grecque classique principalement représentée par Platon et Aristote. En accord avec les philologues, M. Heidegger ne dira-t-il pas que « dans la signification du krinein il faut entendre en même temps : élection, distinction, la norme qui détermine une hiérarchie » ?8 Le logos critique de Parménide, qui deviendra celui de la métaphysique grecque classique, ne cessera de déterminer effectivement la norme ou le critère permettant d’établir des hiérarchies ontologique et gnoséologiques au sein des oppositions qui viennent d’être signalées et déclinées.
Avant d’en arriver à déterminer la norme et le critère qui permettra également au logos pneumatique et critique de Paul de Tarse d’établir des hiérarchies au niveau des valeurs éthiques et spirituelles, il faut noter que le krinai logô du fragment 7, 5 possède une teneur critique extrêmement éloquente et significative pour l’homme d’aujourd’hui puisque la déesse, maîtresse de vérité et autorité suprême, s’adressant au disciple qu’elle est censée guider et enseigner, voire former, lui recommande non seulement de critiquer les opinions et les jugements erronés des mortels, mais d’user de sa propre « raison critique » pour être en mesure de « juger », d’« apprécier », d’« examiner » personnellement la réfutation du non-être telle qu’elle a été énoncée par la déesse elle-même. « Juge, dit-elle en effet, par la raison la réfutation polémique que j’ai énoncée » (krinai de logô poludêrin elegchon ex emethen rhêthenta) (Fr 7, 5-6). Une telle invitation à critiquer l’autorité suprême censée symboliser la vérité est sans précédent dans l’histoire de la pensée occidentale. Je veux dire que cette remise en cause critique de l’autorité advient très tôt en Occident, et que c’est avec Parménide d’Elée qu’elle est inaugurée et thématisée d’une manière très explicite.
Critique des préjugés individuels et collectifs, critique de l’autorité censée représenter l’autorité par excellence et la vérité, telles sont les critiques pratiquées par le philosophe dans son cheminement rationnel vers la vérité. Une telle « méthode » (ce terme contient le mot de hodos, de chemin) est donc celle d’une « raison » qui ne recule en rien face à sa quête de la sagesse et de la vérité, une « raison » qui va jusqu’à « rompre les équilibres » établis par les hommes et par certaines autorités. Au regard du philosophe, le logos critique qui est censé le caractériser en propre se donne le droit de provoquer des crises au sein des repères et des critères humains. Ces crises déstabilisantes réalisées à partir de la raison critique ne peuvent qu’être salutaires aux yeux du philosophe désirant se perfectionner intellectuellement et actualiser ce qu’il y a de meilleur en lui, à savoir la pensée.
Venons-en maintenant à Paul de Tarse et à sa Première Lettre Corinthiens dans laquelle il rend compte de la crise (comprise cette fois-ci au sens négatif) que l’Eglise de Corinthe connaît, et pour laquelle il propose, à travers son logos pneumatique et apostolique, tout aussi critique que celui de Parménide, une solution aux problèmes rencontrés par la jeune communauté chrétienne qu’il a fondée. La portée critique de son logos n’est ni d’ordre philosophique, ni d’ordre logique ou ontologique, mais d’ordre pratique, éthique et ecclésial.
A travers mon développement consacré au logos de Paul de Tarse, il s’agira non seulement de montrer comment l’apôtre est confronté à la négativité d’une crise ecclésiale, sociale, religieuse et spirituelle dramatiquement vécue par la communauté chrétienne de Corinthe complètement déstabilisée dans ses repères proprement chrétiens ; mais de montrer également et surtout comment son logos critique provoque, à son tour, une crise salutaire et positive au sein de la communauté de Corinthe permettant de résoudre les problèmes et les difficultés qu’elle rencontre. Nous avons donc ici deux types de crises : une crise négative vécue par la communauté de Corinthe déboussolée dans ses repères chrétiens, une crise positive provoquée par le logos pneumatique et critique de Paul visant à résoudre les difficultés rencontrées par ces premiers chrétiens. En mettant ainsi en perspective les deux types de crises, l’une constatée par lui (la crise négative) et l’autre provoquée par lui (la crise positive), j’essayerai de montrer comment Paul est en mesure d’offrir aux Corinthiens d’hier et aux hommes d’aujourd’hui une véritable « critique de la crise » susceptible de les aider à comprendre leur temps et à surmonter leur désarroi. Là aussi, à l’instar de Parménide d’Elée, bien que d’une manière différente, le logos pneumatique et critique de l’apôtre nous propose la voie sur laquelle il nous faut cheminer en vue de retrouver notre unité en Jésus-Christ et au sein de la communauté chrétienne qui ne devrait en aucun cas connaître de division.
2 Paul de Tarse et la Première Lettre aux Corinthiens9
Cette lettre rédigée par Paul, à Éphèse, aux environs de 56 après J.-C., soit quelques années après son annonce de l’Évangile à Corinthe (de 50 à 52 après J.-C.), est donc censée répondre à la crise profonde que la jeune Eglise de Corinthe connaît à cause des nombreuses querelles et divisions qui l’animent et la déstabilisent. Si l’Eglise de Corinthe est en train de se diviser, c’est notamment à cause de l’arrivée à Corinthe de différents prédicateurs ou missionnaires. De telles divisions risquaient de transformer la nouvelle Église en secte ou en école de sagesse. Aux querelles partisanes entre Corinthiens, que Paul veut résoudre en faisant régner la paix et l’unité au sein de la communauté,10 viennent s’ajouter les questions que les Corinthiens se posent eux-mêmes face aux pratiques païennes de leur temps qui ne manquent pas de les désorienter en tant que chrétiens et de provoquer en eux une forme d’instabilité. Quel est le statut du corps et de la sexualité ? Faut-il pratiquer une sexualité débridée ? Doit-on à l’inverse mépriser le corps et s’abstenir de tout rapport sexuel ? Voilà certaines des questions posées par les Corinthiens qui subissent apparemment l’influence de diverses tendances religieuses païennes adoptant des attitudes extrêmes face au corps. Paul ne manquera pas de condamner les procès entre chrétiens qui comparaissent devant les tribunaux païens (chap. 6, 1-11), de donner son avis au sujet de la prostitution (chap. 6, 12-20), de l’inceste (chap. 5), du mariage et de la virginité (chap. 7). C’est afin de prémunir les chrétiens de Corinthe contre toute forme de contamination de la vie chrétienne par ces types de pratiques que Paul est également conduit à donner un avis sur la consommation des viandes sacrifiées aux idoles et sur la participation des chrétiens aux repas religieux païens (chap. 8 à 10). Il va jusqu’à proscrire et condamner la pratique de l’ivresse, de l’enthousiasme et du délire de type bachique ou dionysiaque dans la célébration de l’Eucharistie qui était apparemment le fait de certains chrétiens.
En plus de ces mises au point fermes et précises du fondateur de l’Église de Corinthe relatives aux pratiques éthique, liturgique et ecclésiale de la jeune communauté chrétienne séduite par les sectes religieuses païennes, et tentée par les divisions en « partis » ou « coteries » se réclamant d’Apollos, de Paul, de Céphas (Pierre) ou du Christ (chap. 1, 10-16), l’auteur de la lettre est également soucieux de corriger certaines erreurs doctrinales au sujet de la résurrection (chap. 15) et des charismes de l’Esprit dont quelques Corinthiens sont les bénéficiaires (chap. 12 à 14). Il s’opposera au prétendu savoir (sophia) théologique de certains. Il « est vraisemblable que le ‘parti de Paul’ ait pris corps et consistance en réponse » aux attaques de cette élite (1 Co 1, 26) intellectuelle jugeant « l’Évangile annoncé par l’apôtre (comme) trop élémentaire, impropre à satisfaire leurs hautes aspirations ».11
Face à ces problèmes rencontrés par les Corinthiens et qui sont manifestement dus à l’acculturation ou à l’insertion de la foi et des premières communautés chrétiennes au sein de la culture païenne dominante dont la lettre de Paul témoigne d’une manière concrète et vivante, il faut ajouter que l’anthropologie paulinnienne permet également de rendre compte des difficultés et des divisions vécues entre Corinthiens. C’est parce que les Corinthiens sont des êtres charnels qu’ils se divisent et se querellent. Paul, s’adressant aux chrétiens de Corinthe, ne manquera pas de leur dire en 1 Co 3, 3 : « puisqu’il y a parmi vous jalousie et querelles, n’êtes-vous pas charnels et ne vous conduisez-vous pas de façon tout humaine ? ». Un peu plus haut, en 1 Co 3, 1, l’apôtre rendra compte de son anthropologie en distinguant les hommes spirituels des hommes charnels : « Pour moi, frères, dit-il, je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais seulement à des hommes charnels, comme à des petits enfants en Christ ». L’homme charnel représenterait l’homme laissé à sa seule nature évoqué un peu plus haut en 1 Co 2, 14, celui qui n’accepte pas ce qui vient de l’Esprit de Dieu. Face aux hommes charnels laissés à leur seule nature qui n’acceptent pas les dons de l’Esprit de Dieu et auxquels Paul ne peut pas parler en termes spirituels, il y a les hommes spirituels réceptifs et ouverts aux dons de la grâce divine. « Pour nous, dira Paul, en 1 Co 2, 12, nous n’avons pas reçu l’esprit du monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, afin que nous connaissions les dons de la grâce de Dieu ».
Les hommes charnels qui se divisent et se querellent, et qui sont à l’origine de la crise profonde qui déstabilise la communauté chrétienne de Corinthe, au lieu d’être réceptifs à l’Esprit de Dieu et aux dons de sa grâce, sont plutôt réceptifs à l’esprit du monde, aux valeurs purement mondaines et humaines. Ils se sont divisés en partis opposés bien qu’il ne leur manque pourtant aucun don de la grâce (1 Co 1, 7) et bien qu’ils partagent en tant que chrétiens le « même esprit et la même pensée » (1 Co 1, 10). L’apôtre, s’adressant directement aux Corinthiens au tout début de sa lettre, leur dira : « Mais je vous exhorte frères au nom de notre Seigneur Jésus-Christ : soyez tous d’accord, et qu’il n’y ait pas de divisions parmi vous ; soyez bien unis dans un même esprit et dans une même pensée. En effet, mes frères, les gens de Chloé m’ont appris qu’il y a des discordes parmi vous. Je m’explique ; chacun de vous parle ainsi : ‘Moi j’appartiens à Paul. – Moi à Apollos. – Moi à Céphas. – Moi à Christ.’ Le Christ est-il divisé ? » (1 Co 1, 10-13). Les querelles et les partis opposés remettent en cause la cohésion de la communauté ou de l’ekklêsia. La situation de l’Eglise de Corinthe en crise dépend manifestement des hommes qui la constituent. Afin de résoudre ce problème ecclésiologique (divisions) s’expliquant par l’anthropologie, Paul rappelle aux Corinthiens les fondements pneumatologiques (dons de l’Esprit) et christologiques (unité du Christ) de leur foi. La cause de la crise Corinthienne est anthropologique et la solution à cette crise est pneumatique (spirituelle) et christique (le Christ comme fondement).12
C’est donc dans la distinction qu’il établit entre hommes charnels et hommes spirituels qu’il est possible d’expliquer les difficultés et la crise rencontrées par les Corinthiens et d’y remédier. Ainsi, à l’instar de Parménide qui distinguait le philosophe doué de raison critique de la foule indécise et sans jugement, et à la manière du Poème de l’Eléate qui opposait deux voies différentes, celle de la vérité et celle de l’opinion, Paul de Tarse distinguera également, mais autrement et pour d’autres raisons, l’homme spirituel ouvert à l’Esprit et à la grâce de Dieu et l’homme charnel n’acceptant pas ces dons mais restant plutôt réceptif à l’esprit du monde, aux valeurs du monde opposées à celles de l’Evangile. A travers cette anthropologie apparemment dualiste, l’apôtre distinguera aussi deux voies, la voie de « ceux qui sont sauvés » et la voie de « ceux qui périssent » (1 Co 1, 18). La distinction anthropologique est, chez Parménide, d’ordre rationnelle, logique et critique, alors que chez Paul, elle est d’ordre spirituel ; une spiritualité qui, nous le verrons un peu plus loin, est tout aussi critique. Par ailleurs, la distinction entre les deux voies est, chez Parménide, de teneur gnoséologique et ontologique, alors qu’elle est chez Paul de portée sotériologique. L’apôtre propose en effet ici deux voies antithétiques induisant leur devenir eschatologique (la voie du salut et la voie de la perdition) pour les hommes selon qu’ils prennent le parti des valeurs divines ou selon qu’ils suivent les valeurs mondaines.
L’homme charnel n’est pas uniquement le chrétien refusant les dons de la grâce divine du fait qu’il se querelle avec son prochain, mais il est également représenté par le païen qui « jugerait » de tout, même de Dieu, puisqu’il irait jusqu’à considérer que le « langage de la croix dont parle Paul est absurde, inepte, inacceptable » du point de vue de la raison. En taxant le « langage de la croix » de pure « folie » (môria) (1 Co 1, 18 ; 1, 23) le païen s’opposerait finalement à Dieu et intègrerait manifestement la catégorie de « ceux qui périssent » opposée à la catégorie de « ceux qui sont sauvés ».
Face à l’homme charnel qui a la prétention de « juger de tout » (même de Dieu), et qui n’a, selon Paul, aucune légitimité à juger de tout puisque son jugement est purement relatif fondé sur la raison naturelle limitée de l’homme, il y a « l’homme spirituel (qui), au contraire, juge (anakrinei) de tout est n’est lui-même jugé (anakrinetai) par personne (il ne peut être jugé par l’homme psychique ou charnel). Car qui a connu la pensée (noun) du Seigneur pour l’instruire ? Or, nous, nous avons la pensée (noun) du Christ » (1 Co 2, 14-16). C’est parce qu’il a connu la pensée du Seigneur et c’est parce qu’il a la pensée du Christ, c’est parce qu’il se place du côté de Dieu que celui qui a la foi, possédant la connaissance et la pensée du Christ, est non seulement sauvé, mais représente le « référent », le « critère » à partir duquel il peut juger de tout. Le critère qui permet un tel « jugement » ou un tel « discernement » n’est rien d’autre que celui de la « pensée » (nous) du Seigneur, la « pensée » (nous) du Christ, ou même l’Esprit (pneuma) de Dieu. La sagesse divine qui trouve son fondement dans l’Esprit de Dieu (1 Co 2, 10-11) doit désormais constituer le critère absolu de tout jugement humain. C’est la raison pour laquelle l’homme charnel ou psychique doit se « convertir » à cette sagesse en devenant un homme spirituel. Cette conversion de l’homme charnel ou psychique se réalise par le renouvellement de son nous (intellect, intelligence, raison) qui se laisse transformer par le pneuma (Esprit) de Dieu lui permettant d’accéder à un niveau de « discernement » supérieur.
Aux yeux de Paul, le nous qui possède depuis la philosophie grecque une connotation intellectuelle et purement rationnelle, est en mesure de se renouveler dans l’Esprit (Rom. 12, 2). Dans sa Lettre aux Ephésiens 4, 23-24, il renverra très clairement à cette conversion, à ce renouvellement et à cette transformation du nous (intelligence) humain par l’Esprit de Dieu en faisant aux Ephésiens la recommandation suivante : « il vous faut être renouvelés par la transformation spirituelle de votre intelligence (tô pneumati tou noos) et revêtir l’homme nouveau (ton kainon anthrôpon) ». Le nous humain, qui s’est ainsi laissé transformé par l’Esprit de Dieu, devient un principe de « discernement » et de « jugement » spirituel efficace face aux situations concrètes auxquelles le chrétien est confronté. Le nous du païen, quant à lui, demeure dans l’incapacité de juger selon Dieu (Rom 1, 28 ; Eph. 4, 17-19) et de prendre ainsi le risque de ne pas être efficace et de se tromper. Paul insistera dans sa lettre, en 1 Co 2, 4-5, sur ce qu’il appelle « la puissance de l’Esprit » ou la « puissance de Dieu » qui serait plus démonstrative (il utilise le substantif d’apodeixis) que les discours persuasifs de la sagesse proprement humaine. La « sagesse de Dieu », dans laquelle la foi des hommes trouve son fondement, et qui se trouve opposée à la « sagesse des hommes » (1 Co 2, 7 ; 1 Co 2, 5), confère à l’homme spirituel qui a converti son nous intellectuel et rationnel en un nous pneumatique, une puissance (dunamis) supérieure qui est celle de l’Esprit de dieu qui est plus efficace et plus démonstrative que toute intelligence excluant la foi et refusant d’être réceptive aux dons de la grâce divine. La foi qui est fondée « sur la puissance deDieu » et qui « n’est pas fondée sur la sagesse des hommes » confère à l’homme nouveau, qui s’est laissé transformer et convertir par l’Esprit, la puissance de juger de tout, d’être le référent, le modèle à suivre, puisqu’il est désormais doté d’un sens du « discernement » supérieur à celui qui refuse une telle transformation de son nous. Son sens du « discernement » est supérieur puisqu’il « juge » (anakrinei)13 de tout à partir de Dieu, à partir de la « puissance unique et absolu de l’Esprit »14 de Dieu qui est plus performative que la puissance limitée, relative et multiple des discours et des raisonnements humains.
L’homme pneumatique « juge (anakrinei) de tout et n’est lui-même jugé par personne (oudenos anakrinetai) ». C’est parce qu’il se situe du point de vue de Dieu (de la transcendance) que l’homme spirituel (teleios= accompli, achevé, adulte, du fait qu’il possède la foi, se laisse transformer par l’Esprit, et met en œuvre le don de l’amour qui est le plus grand des dons) juge de l’homme charnel et psychique (nêpios = enfant, immature) empêtré dans les miasmes de l’immanence du fait qu’il n’a pas la foi et qu’il est mû par la jalousie, les querelles et les divisions. En d’autres termes l’homme spirituel qui est adulte dans la foi et l’Esprit se différencie de l’homme charnel ou psychique qui est immature dans sa foi et en Esprit, ce qui lui confère un jugement critique (1 Co 2, 15) et diacritique (le discernement en 1 Co 12, 10) incomparable. Il ne peut donc en aucune manière être jugé par l’homme charnel ou psychique qui n’a pas renouvelé son nous (intelligence), qui ne s’est pas conformé au Christ par la foi et par l’amour (cf. 1 Co 3, 1-4). Paul ajoute immédiatement après, en 1 Co 2, 16 : « Car qui a connu la pensée du Seigneur pour l’instruire ? Or, nous, nous avons la pensée du Christ ». C’est parce que l’homme spirituel connaît la « pensée » (nous) du Christ puisqu’il s’est conformé à lui par son propre nous, par la foi et par l’amour, qu’il sera en mesure de l’instruire, de l’enseigner, et de servir ainsi le Seigneur. Paul décrit ici sa propre entreprise apostolique visant à annoncer la Bonne Nouvelle en instruisant et en enseignant la pensée du Christ.
Son accueil de « l’Esprit qui vient de Dieu » opposé à « l’esprit du monde » lui confère le pouvoir de connaître ou de recevoir les dons de la grâce de Dieu l’autorisant ainsi à instruire la pensée du Christ et à en parler en termes spirituels.
En effet, en 1 Co 2, 12, Paul rend compte des conséquences de son accueil de « l’Esprit qui vient de Dieu ». « Pour nous, les croyants, parce que « nous n’avons pas reçu l’esprit du monde », mais parce que nous avons reçu « l’Esprit qui vient de Dieu », nous « connaissons » (eidômen) les dons de la grâce de Dieu. Nous sommes en quelque sorte « choisis » par Dieu pour recevoir ses charismes et nous sommes surtout en mesure de les comprendre en vue de les utiliser comme il faut. Or, ces biens (dons) ou ces bienfaits dont le croyant est le bénéficiaire, l’apôtre ou le prédicateur a pour mission d’en parler et de les enseigner à travers son logos. C’est la raison pour laquelle il ajoute en 1 Co 2, 13 : « Et nous, nous n’en parlons pas dans le langage qu’enseigne la sagesse humaine (ouk en didaktois anthrôpinês sophias logois), mais dans celui qu’enseigne l’Esprit (alla en didaktois pneumatos), exprimant ce qui est spirituel en termes spirituels (pneumatikois pneumatika sugkrinontes) ». Le langage ou le logos de Paul est didactique. Mais qu’enseigne-t-il au juste ? Ce « langage enseignant ou didactique » n’est pas le logos de la sagesse mondaine et humaine des philosophes. Le logos didaktikos de l’apôtre est plutôt informé par l’Esprit émanant de Dieu, « exprimant (sugkrinontes) ce qui est spirituel en termes spirituels ». Le verbe sugkrinein, qui est ici utilisé au participe présent, peut signifier « exprimer, expliquer, interpréter ».
En fait, ce logos a pour objet d’enseignement l’Esprit (le pneuma) qu’il s’agit pour l’apôtre d’expliquer et d’interpréter en termes spirituels. Ce logos didactique procède en d’autres termes à une véritable herméneutique du pneuma divin, exprimant, expliquant et interprétant ce qu’est l’Esprit en termes spirituels. C’est donc un logos pneumatique, un logos spirituel dont le contenu est l’Esprit qui vient de Dieu et dont la forme (l’expression) est elle-même spirituelle.15 Voilà ce qui caractérise en propre le logos de l’apôtre par rapport au logos de la philosophie qui n’est pas un logos pneumatikos. Pour enseigner et faire connaître adéquatement ce contenu ou cet objet fondamental pour la vie de l’homme qu’est l’Esprit qui vient de Dieu, le logos de l’apôtre doit adopter une forme ou une expression qui est elle-même spirituelle. Forme et contenu sont ici intimement liés afin que le logos enseignant de Paul porte ses fruits, soit le porte-parole ou l’interprète adéquat de l’Esprit, informe et forme le croyant, lui montre le chemin à suivre qui est le chemin de l’amour et de l’unité (ecclésiale et communautaire).
Le logos pneumatique de l’apôtre montre également le chemin à celui qu’il critique, c’est-à-dire qu’il montre le chemin à suivre à l’homme psychique ou à « l’homme laissé à sa seule nature (qui) n’accepte pas ce qui vient de l’Esprit de Dieu ». Paul ajoute au sujet de cet homme psychique que « c’est une folie pour lui, il ne peut le connaître, car c’est spirituellement qu’on en juge » (1 Co 2, 14). En d’autres termes, l’homme psychique (laissé à sa seule nature), l’homme doué d’une âme et d’une raison naturelle « ne peut connaître » (ou dunatai gnônai) ce qui est surnaturel, ce qui vient de Dieu. Plus que cela, il « n’accepte pas » (ou dechetai) ce don en provenance de l’Esprit de Dieu et va même jusqu’à considérer que c’est du non-sens et de la folie (môria). S’il est dans l’impossibilité de connaître et d’accepter que ce qui est vient de l’Esprit de Dieu, c’est parce qu’il envisage toujours les choses à partir du seul registre limité de sa raison naturelle et de sa connaissance relative et éphémère au lieu de juger/discerner (anakrinein) les choses à partir du « critère » spirituel qui est absolu, éternel et infini. Paul réalise ici un tour de force, car il semble avoir trouvé le « critère » décisif et définitif tant recherché par les philosophes pour discerner le vrai du faux, le bien du mal. La déesse du Poème de Parménide n’engage-t-elle pas le disciple qu’elle rencontre à juger/discerner par la raison afin qu’il puisse distinguer et séparer le vrai du faux et emprunter le chemin de la vérité qui est celui de l’être ? Krinai logô, « juge, discerne, sépare, par la raison », lui ordonnera-t-elle (B 7, 5 D.-K.). Le philosophe possède donc le logos en tant que raison. Ce logos lui sert de « critère » pour « critiquer », « juger » de la véracité des choses, c’est-à-dire pour « séparer, discerner » adéquatement les choses en ne comptant cependant que sur lui-même. N’est-ce pas d’ailleurs, la déesse, cette maîtresse de vérité représentant l’autorité par excellence, qui enjoint le disciple/le philosophe à user de sa raison critique en vue d’apprécier ce qu’elle vient d’énoncer ? La raison du philosophe qui est critique et qui ne compte que sur elle-même doit donc s’émanciper par rapport à toute forme d’autorité.16 À l’autre bout de l’histoire de la philosophie grecque, un peu plus de huit siècles après Parménide, le philosophe Plotin (Traité 1, 9, 23-24) ne manquera pas de dire qu’il n’a pas besoin de guide ou d’aide pour avancer dans sa recherche de la vérité et du perfectionnement moral, intellectuel et spirituel.17 Là aussi, le philosophe ne compte que sur ses propres forces et trouve en lui-même le « critère » juste qui guidera sa vie en vue d’accéder au bonheur.
Ainsi, le logos (raison) est l’instrument par excellence du philosophe. Il est le « critère » à partir duquel il « juge » de tout. Or, le tour de force de Paul consiste à dire que ce critère est limité, car la « raison naturelle » de l’homme ne peut qu’être limitée et relative. Dans de telles conditions, elle peut se tromper. Le seul et unique « critère » valable et légitime, à partir duquel il est possible de « juger de tout », est le critère non limité et absolu de l’Esprit qui vient de Dieu et qui ne peut en aucune manière se tromper. Ce critère est donc un critère surnaturel, transcendant et spirituel, et non humain. Le logos didactique de Paul est là pour exprimer, expliquer, interpréter ce critère aux croyants qui en sont les heureux bénéficiaires. Pour le non-croyant ou pour l’homme psychique, qui refuse ce qui vient de l’Esprit de Dieu du fait qu’il est soumis à l’esprit du monde et qu’il serait possible de convertir, il faudrait que sa « raison limitée » s’ouvre à l’accueil de l’Esprit qui vient de Dieu. Il faudrait que son logos rationnel et intellectuel se spiritualise et devienne ainsi un logos pneumatikos. N’est-il pas dit en 1 Co 2, 15 que « l’homme spirituel juge de tout » (ho pneumatikos anakrinei ta panta) et « n’est jugé par personne » (oudenos anakrinetai) ? La conversion du logos rationnel et intellectuel du philosophe au logos spirituel qui est celui du langage de la croix lui confère désormais une capacité de jugement ou de discernement supérieure (anakrisis) à celle que lui conférait sa propre raison critique (krisis). C’est en cela qu’on peut considérer que le logos pneumatique de Paul opère une véritable « critiquede la krisis » humaine purement intellectuelle et logique. Plus exactement, son logos critique est en mesure de porter un « jugement » sur l’usage abusif qui peut être fait de la « raison critique » naturelle de l’homme qui se veut systématique manquant ainsi de toute forme de discernement.
Dans de telles conditions, s’agit-il ici pour Paul de condamner la raison humaine et philosophique ? La réponse à cette question est négative car l’homme, créé à l’image de Dieu, est doué d’une raison. Ce que l’apôtre dénonce dans la « raison » humaine, c’est le fait qu’elle soit autosuffisante, qu’elle représente pour les philosophes le critère ultime, l’unique norme permettant de régir leur vie et de comprendre le monde. C’est un tel usage et une telle valeur démesurée accordée à la raison naturelle et limitée de l’homme qui sont critiqués par l’apôtre. Ce n’est pas la raison en tant que telle qui est combattue. Ce n’est pas non plus la philosophie en soi qui est définitivement condamnée, mais c’est plutôt la philosophie qui, dans ses prétentions religieuses, n’a pas réussi à connaître Dieu ou l’Esprit qui vient de Dieu du fait qu’elle a érigé la raison naturelle de l’homme en norme absolue.
On pourrait ajouter que cette « critique paulinienne de la krisis – conférant à l’homme spirituel un jugement et un discernement supérieurs du fait qu’il s’appuie sur un critère surnaturel, transcendant et divin, au lieu de s’appuyer sur un critère naturel, immanent et humain, c’est-à-dire relatif et tronqué – peut également servir de régulateur ou de garde-fou salutaire en vue de tempérer tous les excès et les débordements que le « raison critique de l’homme » peut connaître et pratiquer lorsque cette critique se veut systématique. En effet, un tel usage systématique de la critique ne peut qu’être négatif et improductif. Il trouverait sa manifestation la plus criante dans notre modernité qui, sans véritable discernement, juge systématiquement de tout. Cette omniprésence de la critique systématique est manifestement le symptôme d’une « affolement » de la raison humaine déboussolée qui n’est plus en mesure d’apprécier et d’estimer justement qui doit être retenu d’un point de vue axiologique, moral et spirituel, et qui, par voie de conséquence, ne sait plus où situer le curseur des valeurs.
Cet affolement de la raison exprimerait en d’autres termes une forme de nihilisme destructeur caractéristique des temps modernes. Un tel nihilisme trouverait notamment son origine dans l’entreprise de remise en cause systématique des valeurs transcendantes de la métaphysique classique opérée par ceux qu’on appelle les « penseurs du soupçon » que sont Freud, Nietzsche et Marx.
Si l’on envisage les choses à partir du logos pneumatique de Paul de Tarse qui opère une véritable critique de la krisis systématique, encore actualisable aujourd’hui, on pourrait considérer que le renversement des valeurs réalisé par ces trois penseurs du soupçon, ne se fait manifestement pas à partir des valeurs absolues, transcendantes et supérieures, mais se ferait bien au contraire à partir d’un point de vue proprement relatif, immanent et humain : l’inconscient pour Freud, la volonté de puissance pour Nietzsche, l’infrastructure pour Marx. L’inconscient déterminerait la conscience pour Freud, la volonté de puissance expliquerait et définirait l’homme pour Nieztsche, l’infrastructure fonderait la superstructure, c’est-à-dire les valeurs et la morale d’une société pour Marx. A l’inverse, le Logos de Paul réalise un véritable renversement des valeurs humaines qui se fait à partir du Christ et de l’Esprit qui vient de Dieu. Face à un tel renversement des valeurs païennes en particulier et humaines en général, Paul laisserait entrevoir la possibilité pour le non-croyant ou pour l’homme psychique, représenté entre autres par le païen et le philosophe, de se convertir au Christ moyennant une ouverture et un élargissement de sa raison limitée à l’Esprit qui vient de Dieu, moyennant un renouvellement et une transformation complète de son logos (raison, discours) et de son nous (intelligence, intellect) en un logos et en un nous pneumatiques (spirituels) lui permettant d’accéder à la vraie sagesse et au mystère (au dessein) de Dieu en lui conférant un sens du « discernement supérieur » à celui pratiqué par la raison proprement humaine. Ce qui suppose que cet homme psychique ou rationnel laisse ainsi place à la foi lui permettant de comprendre le renversement des valeurs provoqué par le « langage de la croix », et « d’accueillir » ainsi les dons de la grâce de Dieu. Une conversion qui entraîne nécessairement une transformation complète de son être et où l’amour (agapê) sert de critère pour réguler la connaissance, et pour irriguer sa vie quotidienne faite d’humilité et non d’orgueil. Une conversion au Christ où l’Esprit qui vient de Dieu demeure au centre de sa vie et constitue désormais une ouverture pour sa raison limitée tout en le protégeant contre les risques dévastateurs d’une « raison critique » affolée et systématique.
La puissance de cet Esprit soutient, accompagne et fortifie également l’ekklêsia et la communauté des hommes à travers le don permanent de ses bienfaits en vue de les aider à cheminer socialement et éthiquement dans l’unité. Ces deux critères supérieurs que sont l’Esprit et l’amour définissent ainsi le chrétien désormais doué d’une capacité à discerner et à juger (anakirinein) le plus correctement possible pour l’aider à cheminer et à marcher à la suite de celui qui, par amour pour les hommes, a donné sa vie et a remis son esprit sur la croix en vue de la rédemption de tous et de leur salut.
C’est dans l’amour – charisme supérieur qui doit désormais régir et réguler tous les autres charismes que sont les dons de la connaissance, de la glossolalie, de la prophétie, et même ceux de la foi et de l’espérance – que réside le « critère » d’une vie chrétienne, critère assurant non seulement l’unité de la communauté, mais régissant la vie de tout un chacun marchant sur les pas du Christ, figure d’amour et d’humilité par excellence, figure d’humilité et d’amour qu’il faut imiter et que Paul imite, et dont son logos pastoral est le porte-parole.
L’importance de l’amour est signalée par Paul en 1 Co 2, 9-10, citant librement le livre d’Isaïe 64, 3 : « c’est ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, et ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment (ho theos tois agapôsin auton). En effet, ajoute Paul, c’est à nous que Dieu l’a révélé par l’Esprit, car l’Esprit sonde tout, même les profondeurs de Dieu ».18 C’est parce que les croyants « aiment » Dieu que Dieu révèle ce qu’il « a préparé pour ceux qui l’aiment ». Mais que leur révèle-t-il par l’Esprit qui sonde tout ? Il leur révèle les profondeurs de Dieu, son intention profonde et son dessein pour l’homme, à savoir le salut. Les pseudo-pneumatiques et intellectuels de Corinthe ne peuvent être en mesure d’accéder à ses profondeurs de Dieu qu’ils se targuent pourtant d’atteindre grâce à leur prétendu savoir et leurs supposées expériences.
Cette importance accordée par Paul à l’amour doit être intimement liée à l’importance qu’il accorde à l’Esprit. L’amour et l’Esprit servent l’un et l’autre de critères de vie au chrétien au sein de la communauté. On peut dire que le logos de l’agapê est un logos pneumatique. Le logos de la charité et le logos spirituel constituent l’essence même du logos apostolique et théologique de l’apôtre assurant ainsi l’unité des membres de ce corps que constitue le corps du Christ qu’est l’Église.
Au terme de cette analyse, on peut dire que c’est à partir de ces critères supérieurs que sont les dons de l’amour (agapê) et l’Esprit (pneuma) que le logos apostolique de Paul qui s’est pleinement conformé au Christ est capable d’opérer une véritable critique de la crise qui sévit à Corinthe et de remettre en cause la krisis limitée et relative des hommes, c’est-à-dire des païens, des pseudo-savants en matière théologique, des prédicateurs de toutes sortes, ou même des philosophes prétendant dire la vérité en matière religieuse et théologique. Ce logos apostolique et pneumatique de Paul est ainsi en mesure de montrer aux hommes qui ont la foi le chemin, voire même la méthode, qui conduit à un sens du discernement supérieur dans leur vie de tous les jours. Ce logos méthodique et didactique de Paul vaut finalement pour les hommes de tous les temps qui, parfois, trop confiants dans le pouvoir de leur raison naturelle limitée, en arrivent à s’installer, sans aucune forme de discernement, dans la « critique systématique » qui a pour effet de les perdre axiologiquement, éthiquement, rationnellement et spirituellement.
1Au sujet de la crise dans l’Antiquité, voir les études récentes publiées sous la direction de A.M. Mazzanti (ed.), Crisi e rinnovamento tra mondo classico e cristianesimo antico, Bononia University Press, Bologna 2015. Sur la la crise chez Parménide et saint Paul, voir M. Fattal, Du Bien et de la Crise. Platon, Parménide et Paul de Tarse, Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2016.
2Voir à ce sujet, M. Fattal, Logos, pensée et vérité dans la philosophie grecque, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », Paris, 2001 ; trad. it. Ricerche sul logos. Da Omero a Plotino, Vita e Pensiero, Milano 2005, « Temi metafisici e problemi del pensiero antico, 99 ».
3Cf. à ce sujet M. Heidegger, Essais et Conférences, Gallimard, Paris, 1958, 300.
4Cf. M. Détienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1967.
5La numérotation des fragments rapportée à l’édition de H. Diels, W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, 12e éd., Berlin, 1966 sera désormais citée de la manière suivante : Fr.
6Pour P. Chantraine, Dictionnaire Etymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 585, nouvelle édition 2009, 562, le présent krinô repose en effet sur la racine krin- y e/o qui signifie « séparer ». Le « sens de ‘juger’, ajoute-t-il, est une autre spécialisation qui a tenu une place importante en grec ». Pour A. Bailly, Dictionnaire Grec-Français, Paris, Hachette, 1950, p. 1137, « krinô a le sens premier de I. 1) séparer (IL 5, 501 ; 2, 362) ; 2) distinguer les bons des méchants (Xéno. Mémo. 3,1,9), ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas (Plat. Théétète, 150 b) : choisir (Hdt. 6, 129), choisir quelqu’un de préférence (Plat. Rép. 399 e) ; II. 1) décider, trancher (Od. 18, 264), juger un procès (Rép. 360 c) ; 2) décider, résoudre, expliquer, interpréter (Hdt. 1, 120) ; 3) juger, estimer, apprécier (Platon, Gorg. 452 c). Dans le sens médical : juger, faire entrer dans la phase décisive ou critique (HPC. Aph. 1253) jusqu’à ce que la maladie soit jugée, jusqu’au moment de la crise. Le verbe krinô a donné le substantif krisis qui désigne l’action de distinguer, choisir, séparer, trier, etc… ».
7Voir également le Fr 2, 3-5 et le Fr 6, 1-2.
8M. Heidegger, Introduction à la Métaphysique, Gallimard, Paris 1967, 178-179.
9Le développement qui va suivre s’inspire largement de M. Fattal, Paul de Tarse et le logos. Commentaire philosophique de 1 Corinthiens, 1, 17-2, 16, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », Paris 2014.
10Voir plus précisément 1 Co 1, 10-3, 23 et 1 Co 12 et 13 où l’événement décisif de la croix et où les dons de l’Esprit, la métaphore du corps, l’amour, sont censés apporter une solution aux divisions des Corinthiens en vue d’assurer l’unité de la communauté chrétienne. Sur la métaphore du corps, sur la diversité des membres de ce corps constituant la communauté/l’Église et sur l’importance de ce qui les rassemble (en vue d’assurer définitivement l’unité de cette dernière), voir précisément 1 Co 12, 4-31. Voir également, dans la suite de cet important chapitre 12, le célèbre chapitre 13 (hymne à l’amour) qui met l’accent sur l’amour fraternel et qui représente, aux yeux de Paul, « la voie infiniment supérieure » (1 Co 12, 31) permettant véritablement de relier les uns aux autres les membres de ce corps et d’assurer ainsi leur unité. L’amour fait ainsi partie de ces dons majeurs et supérieurs de l’Esprit de Dieu sans lequel les autres dons sont inutiles et sans lequel l’unité de l’ekklêsia est impossible. Dans de telles conditions, les problèmes ecclésiologiques (divisions) trouvent manifestement leur solution dans la christologie (événement de la croix, unité du corps du Christ, amour) et dans la pneumatologie (les dons de l’Esprit). C’est en rappelant aux Corinthiens les fondements christologiques et pneumatologiques de leur foi, et la manière dont ils peuvent et doivent les utiliser, qu’ils seront en mesure de dépasser leurs divisions, et qu’ils seront, comme les apôtres, de véritables serviteurs de l’Évangile (1 Co 3, 5) au sein d’une Église désormais une et unifiée. Sur l’enracinement christologique de l’ecclésiologie, voir J.-N. Aletti, Essai sur l’ecclésiologie des lettres de saint Paul, J. Gabalda, « Études bibliques 60 », Paris 2009, 25. Sur le fondement christologique de la pneumatologie de Paul, cf. U. Schnelle, « Le présent du salut, centre de la pensée paulinienne », in Paul, une théologie en construction, 336-340.
11Ch. Senft, La Première Épître de saint Paul aux Corinthiens, Labor et Fides, Genève 1979 (1ère éd.), 1990, 34. Sur les adversaires possibles de Paul, voir M. Fattal, Paul de Tarse et le logos, 117-119. Enfin, et surtout, il se démarquera des philosophes grecs et des rhéteurs-prédicateurs itinérants qui exercent une influence et une séduction considérables sur les Corinthiens. En critiquant certaines pratiques rhétoriques et philosophiques de son temps, Paul veut insister sur le fait que l’Église ne doit pas être identifiée à une école philosophique et que la foi des Corinthiens ne peut être ancrée dans une sagesse purement humaine, mais doit plutôt trouver son « fondement » (themelios) dans la sagesse de Dieu et en Jésus-Christ (1 Co 3, 11). C’est par conséquent par sa volonté de marquer avec force la « spécificité » de la nouvelle foi chrétienne que Paul insiste sur la distance qui la sépare des sagesses païennes et mondaines, et c’est en vue de prévenir les Corinthiens contre un risque d’assimilation et de perte d’identité, qu’il faut situer notre texte de la Première Lettre aux Corinthiens.
12Sur l’amour (agapê) comme solution de la crise, voir supra en n. 10 ce qui est dit à ce sujet, et infra les deux dernières pages de la présente étude.
13L’anakrinein du Nouveau Testament désigne, en effet, l’acte de « juger », de « séparerpar un jugement », de « décider », de « trancher », de « discerner », de « distinguer », comme il peut désigner l’acte d’« interroger », d’« examiner » et de « scruter ». Voir à ce sujet, A. Schmoller, Handkonkordanz zum Griechieschen Neuen Testament, Deutsche Bibelgesellschaft Stuttgart, (1938), 1982, 36.
14Voir l’étude récente de Ch. Belin, Le Corps pensant. Essai sur la méditation chrétienne, Seuil, Paris, 2012, 19-24 sq., qui montre que l’Esprit « ne dispense jamais les croyants de penser » (p. 98), de discerner, de critiquer, d’estimer, d’évaluer ou de mettre en relation (p.24).
15Voir à ce sujet l’étude de P. Coda, Il logos oggi e l’eredità di Gesù Cristo, in F. Carderi, M. Mantovani, G. Perillo (ed.), Momenti del Logos, Ricerche del « Progetto LERS » (Logos, Episteme, Ratio, Scientia) in memoria di Marilena Amerise e di Marco Arosio, Edizioni Nuova Cultura, Roma 2012, 741-743. Sur ce lien étroit qui unit le logos au pneuma chez Paul et Jean, voir également M. Fattal, Dal Logos di Plotino al Logos di san Giovanni: verso la soluzione di un problema metafisico?, in Momenti del Logos 117, n. 90.
16Voir à ce sujet, M. Fattal, Mythe et philosophie chez Parménide, in D. Bouvier et C. Calame (éds), Philosophes et historiens anciens face aux mythes, Études de Lettres, 2 (1998), 91-103 ; Le logos dans le Poème de Parménide, in M. Fattal, Logos, pensée et vérité dans la philosophie grecque. 95-124 ; trad. it. Ricerche sul logos. Da Omero a Plotino, 70-88 ; Muthos et logos chez Parménide, in M. Fattal, Image, Mythe, Logos et Raison, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », Paris 2009, 105-137 ; trad. espagnole Mythos y logos en Parménides, « Areté, Revista de Filosofia », XXI/1 (2009) 9-33.
17Voir à ce sujet, M. Fattal, Plotin chez Augustin. Suivi de Plotin face aux Gnostiques, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », Paris, 2006, 34-35 ; trad. it. Plotino, gli Gnostici e Agostino, trad. di A. Riccardo, Loffredo Editore, Napoli 2008, « Skepsis 20 », 30-31.
181 Co 2, 9 renvoie manifestement à la sagesse divine, car les écrits sapientiaux de l’Ancien Testament parlent de la sagesse de cette façon. L’idée selon laquelle la sagesse divine est cachée et soustraite à la connaissance humaine (œil, oreille, cœur/intelligence) se trouve dans le livre des Proverbes 30, 1-4, le Siracide 1, 10 ; le livre de Job 28.