Vai al contenuto

Ror Studies Series | Krisis e cambiamento in età tardoantica

Dodds revisited: Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse1

Ysabel De Andia

Centre National de la Recherche Scientifique, Francia

Scarica l’articolo in pdf

Dans une lettre à Georges Devereux du 11 novembre 1978, Eric Robertson Dodds déclare l’intention de son ouvrage :

Je n’avais pas l’intention de faire de ce livre une attaque déguisée contre notre civilisation moderne. En fait, j’ai simplement cherché à esquisser les présupposés intellectuels communs aux païens et aux chrétiens du IIIe siècle et d’en démontrer l’influence sur des personnages aussi différents qu’Aelius Aristide, Pérégrinus, Montan, Origène et, enfin, Plotin qui les dépasse tous par son envergure. (…) Il ne faut surtout pas considérer ce livre comme une contribution à la philosophie ou à la théologie. Il s’agit simplement de récupérer l’expérience religieuse personnelle des rares personnages que nous pouvons encore discerner en tant qu’individus à travers les brumes confuses du IIIe siècle.

Je reconnais qu’il y a certaines analogies entre le déclin du paganisme au IIIe siècle et celui du XXe, tout comme je reconnais une similitude générale entre leurs conséquences psychologiques. Mais on doit éviter de souligner ces choses en dehors de leur contexte total dont elles font partie car, ce faisant, on ne tiendrait pas compte de l’énorme progrès dans notre compréhension de la nature (y compris humaine) au cours des derniers deux cent ans.2

Nous sommes prévenus : il ne s’agit pas d’une « une contribution à la philosophie ou à la théologie. Il s’agit simplement de récupérer l’expérience religieuse personnelle des rares personnages ». D’où les portraits et témoignages des païens et chrétiens à partir des sources littéraires des IIe et IIIe siècles. L’intention est claire : « esquisser les présupposés intellectuels communs aux païens et aux chrétiens du IIIe siècle et d’en démontrer l’influence sur des personnages aussi différents qu’Aelius Aristide, Pérégrinus, Montan, Origène et, enfin, Plotin ».3 Ce que Dodds veut mettre en lumière ce ne sont pas les raisons de la “crise” qu’aurait provoquée l’émergence du Christianisme dans le monde païen – et nous pouvons nous demander si le choix du livre de Dodds est pertinent pour une réflexion générale sur la “crise” –, mais, au contraire, ce qui leur est commun, le background propre à cet “âge d’anxiété”. En fait la “crise” est commune aux uns et aux autres et leurs défenses contre ses “angoisses” étaient similaires.

Enfin Dodds nous en met en garde contre un usage abusif de « certaines analogies entre le déclin du paganisme au IIIe siècle et celui du XXe ». Là encore la comparaison entre la “crise” du IIIe siècle, dans le monde gréco-romain, à l’époque de l’“Antiquité tardive”, et celle du XXe siècle, en Europe, après les deux guerres mondiales qui l’ont déchirée, doit être mesurée.

A travers ses quatre Conférences sur I. L’homme et le monde matériel, II. L’homme et le monde des démons, III. L’homme et le monde divin, IV. Dialogue entre païens et chrétiens, Dodds replace l’homme en général (qu’il soit païen ou chrétien) dans le monde matériel et le monde divin, avant de traiter la question du « dialogue entre païens et chrétiens ». Nous le suivrons dans sa présentation en commentant, à chaque fois, ses prises de position ce qui nous permettra de reprendre à la fin la question du « dialogue entre païens et chrétiens ».

1. L’homme et le monde matériel

Dodds commence par deux observations faites par Rostovtzeff4 et Nilsson qui fondent sa propre recherche. Nilsson écrit:

Dans les recherches intenses de ces dernières décennies, relatives au syncrétisme de l’Antiquité tardive, on s’est surtout attaché à l’étude des croyances et des doctrines, tandis que le sous-sol spirituel qui les as produites et nourries, n’a été touché qu’accessoirement et d’une manière trop générale. Et pourtant c’est là le cœur du problème, son élément fondamental et le plus important.5

Dodds se concentrera sur l’expérience religieuse dans la période cruciale entre l’accession de Marc Aurèle à l’Empire (en 161) et la conversion de Constantin (en 312). Quand Marc Aurèle monta sur le trône  la Pax Romana6 était sur le point de s’achever et d’être remplacée par une période d’invasions barbares, de guerres civiles sanglantes, d’épidémies continuelles, d’inflation galopante et de plus grande insécurité personnelle »7.

Il déclare ses propres convictions qui sont plutôt une “absence de convictions” :

Il est donc honnête que je déclare ici mes convictions pour que le lecteur puisse faire le partage. En fait, il s’agit plutôt d’une absence de convictions. En tant qu’agnostique, je ne peux partager le point de vue de ceux qui considèrent le triomphe du Christianisme comme l’événement providentiel vers lequel toute la création était en mouvement. En revanche, je ne peux pas non plus considérer cet événement comme l’éclipse totale du soleil de l’Hellénisme par ce que Proclus appelait la “théosophie barbare”.8

1.1 Le monde

Joseph Bidez a décrit cette période comme un temps dans lequel « les hommes cessèrent d’observer le monde extérieur et d’essayer de le comprendre, de s’en servir ou de le perfectionner. Ils étaient renfermés en eux-mêmes… L’idéal de la beauté du ciel et du monde passa de mode et celle de l’infini prit sa place ».9

L’image du cosmos héritée d’Aristote et des astronomes hellénistiques était considérée comme un ordre divin. Avec le temps, l’opposition entre le monde divin et le monde terrestre fut de plus en plus soulignée. Pour Marc Aurèle, comme la terre est une “pointe d’aiguille” dans l’espace infini, de même la vie de l’homme est une pointe d’aiguille dans le temps infini. Toute son œuvre n’est que “fumée et néant”. La comparaison du monde avec une scène de théâtre et des hommes avec des marionnettes qui vient de Platon (Lois 804 B, 644 DE) a été exploitée par les Cyniques et les Sceptiques et Plotin (Enn. III 2 [47], 15), mais c’est avec Marc Aurèle que se trouve suggérée l’idée de la non-réalité des choses. Par Plotin, cette attitude a été transmise à l’école néoplatonicienne tardive tant païenne que chrétienne. Grégoire de Nysse dit que les affaires des hommes sont des jeux d’enfants construisant des châteaux de sable aussitôt effacés. Comme l’a dit le Père Daniélou,10son œuvre est pénétrée du sentiment profond de l’irréalité de ce monde.

Augustin déclare que « cette vie n’est rien d’autre que la comédie de la race humaine ».11

Une autre question est celle de la conception de la matière comme un principe indépendant et source du mal, conception qui a, à la fois, des sources grecques et orientales (dualisme iranien). Pour les Gnostiques, ce monde n’est pas créé par Dieu, mais par un démiurge inférieur.

Le Démon « fit son entrée en Occident par l’intermédiaire du Judaïsme tardif, dans lequel Satan, d’agent de Dieu qu’il était, devint adversaire de Dieu »12. Quand tous les textes gnostiques seront publiés, nous pouvons espérer en savoir davantage, dit Dodds, sur « cette vague de pessimisme qui a balayé l’Occident », selon le mot de Simone Pétrement13, cette « rupture terrible entre deux ordres auxquels l’homme appartient : celui du réel et celui de la valeur ».

1.2 La condition humaine

Voici comment les hommes de cette période considéraient le monde, demandons-nous maintenant ce qu’ils pensaient de la condition humaine.

Ce que Plotin appelait “l’homme intérieur”, ce que saint Paul et les Gnostiques appelaient “l’homme pneumatique” ou spirituel devait se sentir un étranger et un exilé. « N’aimez ni le monde, ni les choses de ce monde », dit l’Épître à Diognète (5,5). Plotin pense que l’âme individuelle ne descend du ciel « ni par une décision volontaire, ni par un ordre de Dieu » (Enn. IV 3 [27] 13), mais instinctivement en obéissant à une loi (prothesmia) intérieure.

Dans une seconde partie de son exposé, Dodds examine certains témoignages des effets de cette conception du monde sur la conduite humaine.

La première attitude est le retrait du monde qui ne comporte pas d’indifférence au monde : c’est l’attitude d’un Marc Aurèle, d’un Plotin ou des églises chrétiennes avec leurs activités charitables. La seconde attitude est celle d’une hostilité vis-à-vis de ce monde. Ce ressentiment vis-à-vis de ce monde se transforme en ressentiment vis-à-vis de soi, ce que Sénèque appelle displicentia sui, l’insatisfaction de soi (De tranquillitate animi. II,10). « Le remords est fréquent chez les auteurs chrétiens de toutes les périodes, dit Dodds… chez les païens, le remords est relativement rare »14. Cependant l’examen de conscience est recommandé dans les Vers d’or pythagoriciens.15

Il y a une dichotomie entre le moi et le corps : les païens et les chrétiens rivalisaient les uns avec les autres pour maltraiter leur corps à plaisir. Selon le mot d’un Père du désert sur son corps : « Je le tue parce qu’il me tue » (Heraclidis Paradeisos 1). Cette sorte d’ascétisme nous amène très loin de la vieille ἄσκησις grecque, remarque Dodds,16 un mot qui chez Platon comme chez Aristote veut dire simplement “exercice”. La différence entre l’ascétisme païen et l’ascétisme chrétien peut être apprécié en examinant les Sentences de Sextus, collection d’aphorismes moraux mis en forme par un rédacteur chrétien à la fin du IIe siècle.

« Les vies des Pères du désert, dit Dodds, offrent de nombreux exemples répugnants de tortures corporelles volontaires et continuelles »17. Il donne l’exemple de l’autocastration d’Origène (d’après Eusèbe) et l’exemple des Stylites. Ces pratiques étaient condamnées par les moralistes païens et les Chrétiens de culture grecque, comme Clément d’Alexandrie.18

Ce que j’ai essayé de montrer, dit Dodds, c’est que le mépris de la condition humaine et la haine du corps ont été des maladies endémiques dans toute la culture de cette époque ; si ses manifestations aigües sont principalement chrétiennes et gnostiques, ses symptômes apparaissent chez les païens d’éducation purement grecque.19

2 L’homme et le monde des démons

Dans le premier chapitre, Dodds décrit la dévalorisation progressive subie par le cosmos dans les premiers siècles chrétiens (en d’autres termes, la disparition progressive du divin dans le monde matériel) et la dévalorisation corrélative de l’expérience humaine ordinaire. Dans les deux chapitres suivants, il va décrire quelques expériences extra-ordinaires, dans ce monde démonique intermédiaire selon Platon entre les dieux et les mortels (Banquet 202 D13- 203 A6), expériences pour lesquelles on a des témoignages au second et au troisième siècle.

Dodds prend deux exemples : les rêves et les oracles ou prophéties.

2.1 Les rêves20

« C’est aux rêves, dit Tertullien, que la majorité des hommes doit sa connaissance de Dieu » (De anima 47,2). Saint Pierre cite le prophète Joël : « Vos anciens auront des songes, vos jeunes gens des visions » (Joël 3,1 cité en Ac 2,17).

Sur la tradition du rêve oraculaire chez les Grecs, Dodds renvoie à son livre Les Grecs et l’irrationnel (1977). Aelius Aristide tenait ce que Synesius a appelé « le journal de ses nuits » (De insomniis) ! Asclépius lui adressait des paroles mystiques : « Tu es mon élu » et Aristide voit, toujours en rêve, sa propre statue se transformer en celle d’Asclépius (Orat. 47,17). De même Damascius rêve qu’il est Attis et reçoit de Cybèle des instructions cultuelles (Vita Isidori, fr. 131).

L’attitude chrétienne en face des rêves, dit Dodds, n’était pas fondamentalement différente, sauf que l’incubation à des fins médicales dans un sanctuaire d’Asclépius, fut remplacé par l’incubation au sanctuaire d’un martyr ou d’un saint, pratique qui persiste en Grèce jusqu’à aujourd’hui.21

Dodds cite le rêve de Constantin qui vit le monogramme magique ΧΡ (chi ro) et entendit la parole : « hoc signo victor eris », la veille de la bataille du Pont Milvius, et le rêve de Perpétue, une femme mariée de 22 ans, martyrisée à Carthage en 202-203, que l’on connaît par la Passio Perpetuae et le récit plus sobre des Acta Perpetuae.

C’est un témoignage touchant d’humanité et de courage, si différent de ceux d’un Ignace d’Antioche ou d’un Aelius Aristide si imbus d’eux-mêmes ! ! !

Dodds adopte facilement un ton de persiflage pour les chrétiens, non seulement Ignace d’Antioche22, mais aussi les Pères du désert et surtout les stylites syriens dont l’ascétisme, dit-il, est “extravaguant” !

2.2 Les prophètes23

Le deuxième exemple est celui des prophetai ou des oracles, comme les Oracles de Delphes.

A partir du IIIe siècle, on a des témoignages d’un emploi grandissant de médiums privés, ceux que Minucius Félix appelle « les prophètes sans temple » (vates absque templo) (Oct. 27).

Beaucoup des “oracles” cités, dit Dodds, semblent venir de sources de ce genre, et la fonction de médiums privés était exploitée systématiquement par des théurges dont l’écriture sainte était cette farago théosophique connue sous le nom d’Oracles Chaldaïques24.

Cette fois-ci l’ironie concerne les Oracles païens !

Il est hors de doute, ajoute Dodds, que la clientèle sans cesse croissante des oracles reflète simplement l’insécurité croissante du temps.25

Il est dommage qu’aucun prophétès païen ou chrétien ne nous ait laissé un journal de ses expériences comparable aux enseignements sacrés d’Aelius Aristide ! … Les seuls dont nous ayons une biographie sont Alexandre et Pérégrinus par Lucien.26Le cas de Montan27 est à part.

3 L’homme et le monde divin

3.1 La “mystique”28

Dodds part de la définition de la mystique donnée par le Vocabulaire de philosophie Lalande : « Le mysticisme est une croyance à la possibilité à une union intime et directe de l’esprit humain au principe fondamental de l’être, union constituant à la fois un mode d’existence et un mode de connaissance étrangers et supérieurs à l’existence et à la connaissance normales ». Il y a les « théoriciens de la mystique » et ceux qui en font l’expérience.

L’ekstasis29 en grec décrit un état d’étonnement ou de stupeur, comme lorsque Jésus discutait avec les docteurs (Lc 2,47), ou un état de possession divine (prophètes de l’A.T., selon Philon) ou diabolique (Pythie, C. Celse VII, 3). La plus ancienne application de ce mot à l’expérience mystique se trouve chez Plotin : l’union mystique est une « ekstasis, une simplification, un abandonnement du moi, un désir du contact qui est à la fois un repos et un effort spirituel d’adaptation » (Enn. VI 9 [9] 11, 23-25). Et, ajoute Dodds, « c’est apparemment de Plotin, à travers Grégoire de Nysse, que le mysticisme chrétien a tiré cet emploi du mot ekstasis ».30

Quant au terme “divinisation”,31 il est employé aussi bien chez des païens, comme Plotin, Porphyre et Hermès Trismégiste, que chez des chrétiens, comme Clément d’Alexandrie et Grégoire de Nysse. La doctrine de l’homoiôsis, de “l’assimilation à Dieu”, énoncée par Platon dans Théétète (176 B1-3) a été reprise par les païens et par les chrétiens.

Après avoir distingué la “mystique extravertie” et la “mystique introvertie”32, Dodds s’étend longuement sur la “mystique” de Plotin33, « type parfait du mystique introverti », qui, au dire de Porphyre (Vita Plotini 23,7), a éprouvé quatre fois l’union mystique dans les six années où ils vécurent ensemble. « Plotin s’éleva jusqu’au Dieu premier et transcendant par la méditation et la méthode indiquée par Platon dans le Banquet » (Vita Plotini 23,9).

Dans cette union la distinction entre sujet et objet a disparu (Enn. VI 7 [38] 21.25).

Il faut retourner sur soi-même et faire le vide en soi-même pour se remplir de Dieu.

Tous ces traits, conclut Dodds, ont été décrits sans cesse, depuis l’Inde antique jusqu’à l’Amérique moderne, et la plupart du temps dans les mêmes termes. A mon avis il est clair que nous avons affaire à la même expérience psychologique partout, quelles que soient les variétés des gloses que l’on y a ajoutées et quelle que soit l’incompatibilité des théologies que l’on veut lui faire confirmer.34

C’est ici que l’on voit la limite de l’analyse de Dodds : tout est réduit “à la même expérience psychologique”, car tout est vue du point de vue du sujet et non de l’objet. L’expérience mystique est une expérience quel qu’en soit l’objet. Plus loin, il retrouve la distinction, chère à Maritain, entre une “mystique naturelle” et une “mystique surnaturelle” :

 

Plotin est plus proche de certains mystiques indiens qu’il ne l’est de la position chrétienne orthodoxe. Tout d’abord, pour lui, il s’agit d’un événement naturel, et non pas d’une grâce surnaturelle, comme dans la théorie chrétienne ou musulmane.

D’autre part, c’est une expérience non-réciproque :

L’Un, dit Plotin, n’éprouve aucun désir à notre endroit pour faire de nous son centre, au contraire, nous nous avons du désir pour lui pour en faire notre centre. En fait, c’est lui qui est perpétuellement notre Centre, mais nous ne fixons pas toujours nos yeux sur ce Centre (Enn. VI 9 [9], 8, 33-38).

L’âme a l’expérience du désir, mais l’Un ne peut désirer. « S’il peut être appelé Éros, c’est seulement au sens où il est amor sui » (cf. Plotin, Enn. VI 8 [39], 15,1).35

Dodds s’est arrêté au seuil de la définition de Dieu par S. Jean : « Dieu est amour » (1 Jn 4,8), il n’a pas traité la question controversée d’éros et d’agapè, ni celle de l’amour de Dieu pour ses créatures, dont Origène parle abondamment dans son Commentaire du Cantique des Cantiques. Seul le Dieu des chrétiens éprouve un amour (éros) qui le fait sortir de soi pour créer et aimer sa créature. Denys l’Aréopagite parlera d’une « ivresse de Dieu » qui signifie la « démesure de tous les biens qui préexistent en lui à titre de cause » : « Ivre de tout bien possible, affirmons que Dieu est ainsi hors de soi (ἐξεστηκώς ἐστιν ὁ θεός) » (EP IX, 1112 C). Ou encore d’une “extase” de Dieu : la Cause de tout, par l’amour de tous les êtres, “sort” d’elle-même par ses providences, et Dieu « de séparé qu’il était se laisse entraîner » ou « se laisse séduire » (DN IV, 712 B).

C’est encore par rapport aux païens et seulement par rapport à eux que Dodds traite la question du “mysticisme chrétien”.

3.2 Le mysticisme à l’intérieur de l’Église chrétienne36

Clément d’Alexandrie aime appliquer le langage traditionnel des mystères païens à l’expérience religieuse chrétienne, ainsi il parle souvent de la “vision” (epopteia) de Dieu, comme du terme culminant des progrès de l’âme gnostique (Stromates VII, 68).

Origène décrit l’état où « l’esprit ne sentira rien de plus ni d’autre que Dieu, ne pensera que Dieu, ne verra que Dieu, ne tiendra que Dieu, et Dieu sera la mesure de chacun de ses mouvements » (De Principiis III, 6, 1-3). Le Père Daniélou37 prétend que cela ressemble à une “contemplation intellectuelle”, alors que Henri Crouzel38 attire l’attention sur un passage d’une homélie sur le Cantique des Cantiques Origène fait la confidence d’une expérience mystique : « Souvent, Dieu m’en est témoin, j’ai senti que l’Époux s’approchait de moi et qu’il était, autant qu’il se peut, avec moi ; puis il s’en est allé soudain et je n’ai pu retrouver ce que je cherchais » (Hom. In Cant. I,7).

Quant à Grégoire de Nysse, Dodds cherche à montrer la dépendance de sa mystique par rapport à celle de Plotin39 : ils décrivent l’union mystique comme un éveil hors du corps, une conscience de la présence de Dieu, etc. Dodds conclut :

Je crois que Grégoire a éprouvé la même expérience que Plotin, mais je crois aussi qu’il connaissait ce que Plotin en avait dit ; il a repris le vocabulaire de sa description. En ce sens et dans cette mesure, on peut dire que le mysticisme chrétien a jailli d’une source païenne.40

La conclusion de Dodds occulte l’importance de Philon d’Alexandrie et de son influence, à travers Origène, sur la mystique grecque. C’est Philon qui a constitué le vocabulaire de la mystique chrétienne à partir de sa lecture de la Bible, avant même que Plotin ne tente de définir l’union mystique avec l’Un.

Dodds souligne encore une fois le mépris du monde commun aux païens et aux chrétiens : le mysticisme apparaît comme une fuite. Plotin (Enn. I 6 [1] 8, 16) devait donner un sens nouveau aux mots d’Agamemnon dans Homère : « Fuyons vers notre patrie » (Iliade II, 140). Expression reprise par Grégoire de Nysse (PG 44, 1145 B) et par Augustin (De civ. Dei IX, 17).

3.3 Dialogue entre païens et chrétiens

Le débat entre païens et chrétiens n’est pas le privilège des érudits : il a été celui de grands savants comme Origène et Porphyre, mais il a dû aussi être mené sur les places des cités grecques ou d’Afrique du Nord et les foyers ordinaires.

D’autre part, ce débat a évolué. Au commencement, les chrétiens étaient « éparpillés dans une multitude de sectes opposées », les Pères apostoliques écrivent pour leurs frères chrétiens, enfin les Apologistes « sortent de leur ghetto idéologique et plaident pour le Christianisme devant le monde des païens cultivés ». Ce qui pour Pline le Jeune n’était qu’une agaçante “corvée administrative”, ce qui pour Lucien et même pour Gallien n’avait été qu’une “curiosité psychologique”, devint pour Celse une “menace réelle” pour la stabilité et la sécurité de l’Empire : avec une lucidité remarquable, il vit l’Église comme un État dans l’État, dont la croissance régulière menaçait, selon lui, de rompre les liens sociaux et finirait par ouvrir la porte aux Barbares.41 Celse expose ses idées dans un livre intitulé La véritable Doctrine, publié peut-être sous Marc Aurèle, vers 178.

La deuxième phase s’étend de 203, année où le jeune Origène commence son enseignement à Alexandrie, jusqu’en 248, où il publie le Contre Celse.

Pour la population de l’Empire, ce fut un temps de misère et d’insécurité grandissante ; pour l’Église, ce fut un temps d’absence relative de persécution, de croissance numérique et de progrès intellectuel. Les Chrétiens non cultivés ne devaient plus « avoir peur de la philosophie, comme les enfants d’un épouvantail ! ».42 Origène se mit à l’école d’Ammonius Sacas, le maître de Plotin, dit Dodds en confondant l’Origène chrétien et l’Origène néoplatonicien.43

Du côté païen, on voit, à ce moment-là des « signes d’un désir d’absorber le Christ dans l’Establishement, à la manière dont tant de dieux avaient été absorbés. L’empereur Alexandre Sévère avait placé dans sa chapelle privée des statues d’Abraham, d’Orphée, de Jésus-Christ et d’Apollonius de Tyane, quatre prophétai puissants ».44

La troisième phase commence avec la persécution de Dèce en 249 et s’achève avec la grande persécution de Dioclétien et de Galère, en 285. Dans l’intervalle de 250 à 284, L’Église avait gagné en nombre et en influence. C’est à cette époque (270) que Porphyre écrivit son Contre les Chrétiens où il pousse un cri d’alarme. Hiéroclès, après lui, auteur d’un traité intitulé Les amoureux de la vérité, fur l’un des instigateurs de la grande persécution en tant que gouverneur de province. Il y a une transformation du Néoplatonisme en une religion avec ses saints et ses thaumaturges dont on voit un exemple dans le court règne de l’Empereur Julien !

Un sentiment d’hostilité envers le Christianisme soulevait les masses païennes. C’est la raison pour laquelle leur responsabilité dans le Grand Incendie de Rome fut si facilement accréditée.45 A Lyon, en 177, des esclaves païens dénoncent leurs maîtres, à Alexandrie, la persécution de Dèce a été précédée par la violence populaire.

Pourquoi les Chrétiens étaient-ils si impopulaires ?

Au début, il y a une animosité contre les Juifs, nation autorisée par la loi à suivre ses coutumes, ce qui n’était pas le cas pour le Christianisme.

Les Chrétiens sont accusés d’“athéisme” et de “secret” : « Ils sont une race amie des cachettes obscures, dit le païen Minucius Felix, et qui fuit la lumière du jour ».46

Les saintes Écritures de cette secte prédisaient la fin de l’Empire romain.

La réponse d’Origène disant que les Chrétiens font plus par leurs prières pour l’Empire que ceux qui se battent pour lui pouvait difficilement persuader l’homme de la rue. Pour eux, l’“athéisme” des Chrétiens offense les dieux et provoque les cataclysmes naturels : « S’il y a une inondation du Tibre à Rome, si l’inondation du Nil sur ses berges est insuffisante, si le ciel s’arrête ou si la terre bouge, s’il y a une famine, s’il y a une épidémie, la première réaction est de crier, “les Chrétiens aux lions !” », dit Tertullien.47

Division dans les familles : Justin raconte l’histoire d’une épouse dénoncée par son mari païen (Apol. II,2). Tertullien énumère les cas où les épouses ont été répudiées et les fils déshérités parce qu’ils étaient devenus chrétiens (Apol. 3).

Sur quoi portait la discussion entre intellectuels ? Sur le polythéisme et le monothéisme ? Non. – Sur les dieux intermédiaires, démons ou anges ? Non. – Sur la nature du Dieu suprême ? Non. – Sur le rigorisme chrétien et le laxisme païen ? Non. –48

Un païen cultivé du IIe siècle aurait dit que c’était la différence entre le logismos et la pistis, la raison et la foi. Cependant les Chrétiens cultivés avaient reconnu la nécessité du logismos.

En fait, dit Dodds, tandis qu’Origène et ses successeurs s’efforçaient de renforcer l’autorité par la raison, la philosophie païenne tendait à remplacer la raison par l’autorité d’un Platon, mais aussi des révélations obscures des Oracles Chaldaïques. Le Néoplatonisme allait devenir une religion qui faisait de la pistis la première condition de la montée de l’âme vers Dieu.49

Il y a, chez les païens comme chez les Chrétiens, une part de raison et une part de foi.

Du côté chrétien, le résultat le plus impressionnant de ce dialogue entre païens et chrétiens est la tentative grandiose que fit Origène dans le De Principiis pour produire une synthèse entre Christianisme et Platonisme. Porphyre dit que, « au sujet de Dieu et du monde, Origène pensait comme un grec » (Adv. Christ., fr. 39, 29). Sa conception de l’âme est plus proche de celle de Plotin que de celle de Paul. D’autre part, il use de la méthode allégorique.

Au IVe s., le paganisme semble être devenu une sorte de “cadavre ambulant”, dit Dodds, qui commence à s’effondrer dès que le soutien de l’État ne lui est plus assuré. Et l’on a du mal à croire que la tentative de Julien pour le ressusciter par un mélange d’occultisme et de prêchi-prêcha, aurait pu avoir un succès durable, même s’il avait vécu assez longtemps pour imposer son programme. La vitalité s’en était allée, et comme Palladas l’a écrit en parlant des dernières générations de païens : « Si nous sommes encore des vivants, alors c’est que la vie elle-même est morte » (Anth. Pal. X, 82).

Tout au contraire, le Christianisme était jugé digne que l’on vive pour lui parce que l’on voyait qu’il était digne que l’on meure pour lui. Il est évident que Lucien (Pergr. 13), Marc-Aurèle (II, 3), Galien et Celse,50 quoi qu’ils en aient dit, ont été impressionnés par le courage des chrétiens face à la mort et à la torture.

Il y a d’autres raisons au succès du Christianisme :

  1. Son refus de concéder quelque valeur aux autres formes de culte.
  2. Son ouverture à tous.
  3. Sa promesse d’un avenir meilleur dans l’autre monde.
  4. Le soutien de la communauté.

A. J. Festugière écrit : « S’il n’y avait eu cela, le monde serait encore païen. Et le jour où il n’y aura plus cela, le monde redeviendra païen ».51 Julien semble avoir partagé cette opinion, il attribue le succès du Christianisme « à sa philanthropie envers les étrangers, sa prévoyance pour l’enterrement des morts et sa sévérité dans la vie » (Epist 84 a).

Dodds ajoute : « Les Chrétiens étaient membres les uns des autres » et ce n’était pas une simple formule. Je crois que ce fut la cause majeure, peut être l’unique cause et la plus forte, des progrès du Christianisme ».52

Il aurait fallu compléter la perspective de Dodds par celle de Pierre de Labriolle53 dans son ouvrage Étude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle. Dodds le juge trop chrétien : « Le livre classique du côté païen est (celui de) Labriolle, un livre brillant dont le seul défaut pourrait être les solides convictions chrétiennes de son auteur qui le rendent quelquefois un peu injuste pour les écrivains païens ».54 On pourrait symétriquement montrer le parti-pris de Dodds qui ne voit pas la “nouveauté” du Christianisme.

Conclusion

Peut-on parler de “crise” dans l’Antiquité tardive ? Dodds m’emploie pas ce terme, mais celui, plus psychologique, d’“anxiété”. Cette “sentiment d’anxiété” naît d’un boulever-sement du rapport de l’homme au monde matériel, au monde démonique et au monde divin.

  1. C’est surtout l’idée de la “non-réalité des choses” et de la vision de la dualité des mondes spirituels et matériels, qui transforme le rapport de l’homme au monde. Il y a bien, selon l’expression de Simone Pétrement, une « rupture terrible entre deux ordres auxquels l’homme appartient : celui du réel et celui de la valeur ». Cette “rupture” provoque à son tour une dichotomie entre le corps et l’esprit. Dodds porte un jugement très négatif sur l’ascétisme chrétien, en oubliant que le christianisme est la religion de l’incarnation du Verbe et de la résurrection de la chair que les auteurs du IIe siècle, comme Irénée de Lyon et Tertullien, défendront vis-à-vis de leurs contemporains païens. Mais le choix du IIIe siècle et, principalement d’auteurs alexandrins comme Origène, lui permet de défendre sa thèse.
  2. Dans la seconde partie sur l’homme et le monde des démons, Dodds tente un rapprochement entre les païens et les chrétiens dans l’usage des “rêves” et des prophetai ou oracles. Est-ce le mépris du monde matériel qui a engendré cet engouement pour le monde démonique ou le monde divin ?
  3. Le rapport de l’homme au monde divin traite avant tout de la mystique en soulignant l’influence de la mystique de Plotin sur la mystique chrétienne, en particulier la mystique de Grégoire de Nysse. Il s’agit dans les deux cas de “fuir le monde”. Mais n’oublie-t-il pas cet “autre monde” que la perspective eschatologique du Christianisme ouvre ?
  4. Quant au débat entre les païens et les chrétiens au IIIe siècle, il est représenté par la double critique de Celse contre les chrétiens dans son ouvrage La véritable doctrine (178) et d’Origène contre Celse, dans son Contre Celse (248). La dernière période du rapport entre les chrétiens et les païens – qui s’étend de la persécution de Dèce en 249 à celle de Dioclétien et de Galère, en 285 et 300 –, est caractérisée par la brusque prise de conscience des païens que le christianisme sape les valeurs de l’Empire romain et la double réaction que cette prise de conscience suscite à savoir, d’une part la persécution des chrétiens et, de l’autre, la transformation de la philosophie néoplatonicienne en une religion, en particulier sous l’empereur Julien, qui, à la suite de Jamblique, concilie la philosophie et la théurgie.

N’est-ce pas la double réaction encore actuelle, d’une part, de persécution, et, de l’autre, de substitution de la religion chrétienne par une religion d’État qui, à la fois, se réclame de la raison (logismos) contre la foi (pistis) et, de l’autre, transforme la raison en foi ou en culte ?

A nous de répondre au XXIe siècle, dans une “époque post-moderne”, à ces interrogations de l’Antiquité tardive, au IIIe siècle, dans un “âge d’anxiété”.

1E. R. Dodds, Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse. Aspects de l’expérience religieuse de Marc Aurèle à Constantin, Les Belles Lettres, Paris 2010. Conférences données en mai 1963 à Queen’s University, Belfast, sur l’invitation de la Wiles Foundation, devant de grands savants, dont la plupart sont des spécialistes du néoplatonisme : A. H. Armstrong, H. Butterfield, H. Chadwick, R. Duncan-Jones, P. Hadot, A. H. Jones, A. Momigliano, H. W. Parke, Audrey Rich, S. Weinstock et G. Zuntz, que Dodds remercie.

2Ibidem, XI-XII.

3Ibidem, XI-XII.

4M. Rostovtzeff, Social and Economic History of the Roman Empire, Biblo-Moser, Oxford 1926 ; Claredon Press, 1957.

5M.P. Nilsson, Geschichte der Griechischen religion, C.H. Beck, München, 1ère éd., 682, 2e éd., 711.

6Épictète (III, 13,9) oppose la sécurité superficielle de la Pax Romana à l’essentielle insécurité de la condition humaine.

7Dodds, Païens, 6.

8Ibidem, 7.

9J. Bidez, Cambridge Ancient History XII (1939), 629.

10J. Daniélou, Platonisme et théologie mystique, Aubier, Paris 1944, 182, 2e éd. 1954, 171.

11Augustin, Enarr. In Ps. 127. La longue fortune de cette image de la “comédie” de la vie humaine a été étudiée par E.R. Curtius, Europäische Litertur und Lateinisches Mittelalter, Bern 1948, 146-152 ; trad. fr. La littérature européenne et le moyen âge latin, Presses universitaires de France, Paris 1956, 170-178.

12Dodds, Païens, 20.

13S. Pétrement, Le dualisme chez Platon, 157 ; Id., Le Dieu séparé. Les origines du gnosticisme, Cerf, Paris 1984.

14Dodds, Païens, 31.

15Carm. Aur. 40-44, cités par Épictète, III, 10,2. Sénèque (De ira III, 36,3 ss.) recommande l’examen de conscience.

16Dodds, Païens, 34.

17Ibidem, 37.

18H. von Campenhausen, Die Askese im Urchristentum, Mohr, Tübingen 1949.

19Dodds, Païens, 39.

20Ibidem, 42.

21Ibidem, 50.

22Ibidem, 57.

23Ibidem, 62.

24Ibidem, 61.

25Ibidem, 62.

26Ibidem, 64.

27Ibidem, 68-73.

28Ibidem, 76.

29Ibidem, 77.

30Ibidem, 78.

31Ibidem, 80.

32La distinction est faite dans les deux livres de R.C. Zaehner, Mysticism sacred and profane, Oxford University Press, Oxford 1967,50, et de W.T. Stace, Mysticism and philosophy, MacMillan, London 1960, 61-62.

33Dodds, Païens, 90-98. Sur la mystique de Plotin, voir : R. Arnou, Le désir de Dieu dans la philosophie de Plotin, Alcan, Paris 1921 ; Ph. Merlan, Monopsychism, Mysticism, Metaconsciousness : Problem of the Soul in the Neoaristotelian and Neoplatonic Tradition, Martinus Nijhoff, The Hague 1963 ; P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Plon, Paris 1963, (2e éd. 1973).

34Dodds, Païens, 93.

35Ibidem, 97.

36Ibidem, 103.

37J. Daniélou, Origène, La table ronde, Paris 1948, 296.

38H. Crouzel, Origène et la connaissance mystique, Desclée de Brouwer, Paris-Bruges 1961, 530.

39Dodds, Païens, 105-107.

40Ibidem, 107.

41Origène, C. Celsum III, 55 ; VIII, 35 et 68-75.

42Clément d’Alexandrie, Stromates VI, 80 ; cf. VI, 93.

43Cf. L. Brisson et R. Goulet, « Origène le Platonicien », Dictionnaire des philosophes antiques, publié sous la direction de Richard Goulet, vol. IV, no 41, Paris, CNRS Éditions, 2005, 804-807, en particulier 806 : la discussion sur l’identification de deux Origène, le Platonicien et l’Alexandrin. Voir Porphyre, Vita Plotini 3,24-26.

44Dodds, Païens, 114.

45Tacite, Annales XV, 44, 4-5.

46Minucius Felix 8 : « latebrosa et lucifugax natio », cité 118-119.

47Tertullien, Apologie, 40.

48Dodds, Païens, 128.

49Ibidem, 130.

50Origène, C. Celse VIII, 65.

51A. J. Festugière, Rev. Théol. Phil., 3e série, 11 (1961), 31.

52Dodds, Païens, 146.

53Pierre de Labriolle, La crise montaniste, Ernest Le Roux editeur, Paris 1913 ; Étude sur la polémique anti-chrétienne, 1934, 1942 ; et La réaction païenne. Étude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle, Cerf, Paris 2005.

54Dodds, Païens, 108, note 1.